La fille du Carrefour Market

Elle avait perdu sa chaussure. Incompréhensible. Comment peut-on perdre une converse rose pied gauche taille 40 dans un studio de 27m2 ? Elle avait évidemment exploré toutes les niches probables (sous le lit, derrière les cartons du placard) et improbables (dans le panier à linge, dans le bac congélateur, oui le bac congélateur) où une chaussure orpheline pourrait sadiquement se cacher : mais non, ni ici, ni là, nulle part ! Une converse rose pied gauche taille 40 ne peut pas devenir invisible comme ça ! Et pourtant c’est comme si elle s’était volatilisée !

Elle n’était pourtant pas folle, mais là, ça commençait à bien faire. La semaine dernière, c’était son pull mohair sur lequel elle n’arrivait pas à remettre la main. Et il y a un mois, une petite culotte noire… Bizarre, bizarre….

Quelqu’un qui se serait introduit chez elle ? Elle commençait sérieusement à se poser la question. Genre détraqué qui collectionne les vêtements de femme ? C’est sûr, des malades, y’en a partout, c’est pas ça qui manque. Comme ce taré qui vient acheter tous les jours des boîtes de raviolis, une boîte à chaque fois, plusieurs fois par jour, et qui passe toujours à sa caisse…Celui-là, c’est clair, il est pas net. Faut voir comment il mate ses seins. Elle aimerait pas tomber sur lui en-dehors du magasin, c’est sûr. Faudra qu’elle s’achète une bombe tiens, on sait jamais.

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Vie de merde. La chance de ta vie qui te passe sous le nez, à cause d’un clébard. La vie de merde, c’est la mienne. Le clébard, c’est Goodluck, un Groendal, c’est mon chien. Goodluck, sans blague.

Je te raconte l’histoire de ce fiasco ? Ben, ressers-moi un un ptit whisk, je vais en avoir besoin.

Tu sais la fille du Carrefour Market dont je t’ai déjà parlé, oui, la caissière de la caisse 3, oui je sais, je t’ai déjà saoûlé avec ça….J’y vais tous les jours, et même plusieurs fois par jour, rien que pour la voir, j’en suis malade. Mes placards, ya plus de place pour ranger les boîtes de raviolis que j’achète à chaque fois, ça tourne à la dinguerie… Et quand je suis devant elle, avec ma boîte, c’est la catastrophe : je me noie silencieusement dans une mare de nullité. L’autre jour, je me lance : «  Ah ben, j’ai pas trouvé les melons en promo de la page 2 de votre catalogue », et là elle me répond, et son regard disait que j’étais le dernier des neuneus : «  Mais monsieur, la promo c’est à partir de demain. ». La honte, et c’est rien par rapport à la fois où elle était en décolleté, et comme le sans- contact avait pas marché, qu’elle m’a demandé de l’insérer, j’ai cru que c’était entre ses seins qu’elle voulait que j’insère ma carte, j'ai failli m’évanouir et au final, je savais plus où me mettre, je suis parti, rouge cramoisi, en oubliant mes raviolis. T’as le champion des nullos devant toi, je te le dis.

Ben figure-toi qu’hier soir, le miracle ! Un miracle comme ça t’arrive qu’une fois dans ta vie. Je sors Goodluck, comme tous les soirs, on va au parc Paul Eluard, faut qu’il fasse de l’exercice, surtout que je l’ai mis aux raviolis, lui aussi. Et là, une apparition surnaturelle, dans l’allée devant moi : elle, la fille du Carrefour Market !  J’en crois pas mes yeux, on aurait dit une scène de film, j’te jure ! Elle resplendissait comme un astre dans l’ombre des troènes. J’étais sous le choc : je l’avais jamais vue en entier, et elle était là, en robe légère, avec ses jambes bronzées qui se dirigeaient vers moi ! Je me croyais dans un film de Claude Lelouch, tu sais, la rencontre sur la plage dans « Un homme et une femme ». Il manquait plus que la musique, et on se rapprochait tous les deux, comme dans un ralenti, et je voyais le moment où on allait se croiser et où j’allais lui adresser la parole, et je savais que ça allait être les 5 secondes cruciales de ma vie, et putain, j’avais enfin la power, je te jure, je savais que j’allais dire adieu au nullos du Carrefour Market, pour devenir le Trintignant de mon film à nous, et ça allait être très beau…

Et là, Goodluck a repéré avant moi son Chiwawa. 5O kilos de force brute se sont jetés instantanément, crocs en avant, sur 4 kilos et demi de rubans et de poils toilettés. J’ai eu que le temps d’éviter la boucherie, et quand elle a récupéré sa boule de poils terrorisée, elle m’a traité de tous les noms, connard, malade mental, taré, pauvre mec, quand on n’est pas capable de maîtriser son chien on prend un poisson rouge. Et puis elle s’est arrêtée, elle a planté des yeux plein de mépris dans les miens et là elle m’a dit un truc que j’ai pas compris, mais ce que j’’ai compris, c’est que  c’était définitivement foutu entre nous, elle m’a dit : «  Et vous avez intérêt à me rendre ma converse !!! », et elle est partie.

Je suis resté là comme un con, avec mon chien. C’était déjà  la fin de notre film, à peine commencé.

Vie de merde, je te dis. Oui, ressers-moi un verre, merci, et si tu veux des raviolis…